vendredi 8 mai 2009

John CASSAVETES

Vingt ans après la mort du réalisateur, l'oeuvre de Cassavetes continue de marquer de son empreinte un certain cinéma. Entre système hollywoodien et revendication d'indépendance, le cinéaste a su rester libre, donnant naissance à quelques-uns des plus grands films du cinéma américain.

L'essentiel de John Cassavetes tient en moins de vingt ans et environ moitié moins de films. Produire peu, réussir beaucoup. De films fondateurs en chefs-d'oeuvre, il aura pourtant fallu du temps au père spirituel du cinéma indépendant pour faire reconnaître son travail dans toutes ses dimensions. Une oeuvre excessivement personnelle, déroutante, en marge des conventions comme de la contestation, dont les personnages et le style frappent, même dans l'exubérance. La vie et le cinéma de John Cassavetes se mêlent, l'une sacrifiée à l'autre, le tout dans le plaisir intense et permanent d'une évidente liberté. Entre l'argent des majors et l'indépendance, la scène et les plateaux de tournage, devant ou derrière la caméra, sa carrière pourrait presque sembler sinueuse, si elle n'était motivée par un unique objectif, à la fois noble et presque naïf, l'amour du 7e art. Acteur lui-même bien avant de s'essayer à la réalisation, ses premiers succès, il les doit à ses rôles au cinéma ('Rosemary's Baby', 'Les Douze Salopards'), et à la télévision. Mais renommée à part, sa connaissance du métier d'acteur et ses propres participations à certains films commercialement réussis auront sur son travail une incidence directe et constante. Leçon d'indépendance
L'expérience déterminante pour le cinéma de Cassavetes se situe en 1961. Alors impliqué dans le théâtre à New York, il loue une salle avec l'idée d'y faire venir des comédiens au chômage, qui pourront ainsi travailler ensemble et faire des rencontres. Personne ne vient. De là naît l'idée de 'Shadows'. Révolte cadencée jazz, le film est largement improvisé et les éléments du cinéma de Cassavetes sont déjà présents. La caméra évolue au rythme des acteurs qui semblent eux-mêmes guidés par leur seule spontanéité. La construction dramatique est un souci mineur alors que le vécu et les sentiments des personnages sont captés au plus près. Le budget du film est dérisoire. Cassavetes y investit ses cachets d'acteur, 2.000 auditeurs d'une émission de radio à laquelle il participe envoient chacun un dollar. Sur le plateau, tout le monde s'investit. L'envie était de faire un film, pour soi, par goût du cinéma. Grâce à un ami encore, il est projeté dans une salle ; malgré les nombreux proches réunis, le film est un échec. Le réalisateur parvient néanmoins à obtenir 15.000 dollars pour tourner de nouveau quelques scènes. En dix jours de tournage, il peut remonter 'Shadows' qui obtient alors quelques critiques favorables avant d'être envoyé en Europe où il sera également remarqué. Le succès d'un film initialement destiné à ses seuls auteurs vaut à Cassavetes d'être repéré par Hollywood. Installé sur les hauteurs de Los Angeles qu'il dit ne pas aimer, préférant laisser la nature aux poètes (1), il vit plusieurs expériences de réalisation catastrophiques. Dégoûté d'avoir été dépossédé du montage d''Un enfant attend' en 1963, il quitte les studios. Son départ est presque définitif.La méthode hasardeuse qui lui avait permis de réussir avec 'Shadows', un film d'une originalité formelle sans précédent, va être reprise et systématisée. 'Faces' revendique l'indépendance, le ton, la méthode. Cette histoire d'un couple en conflit radicalise et en même temps rationalise l'approche de Cassavetes. Il tourne en grande partie dans sa propre demeure, avec Gena Rowlands, qu'il a épousée en 1954, et Seymour Cassel qui constituent le premier cercle de ses acteurs réguliers. Cassavetes prouve à Hollywood, et au reste du monde, que réaliser un film sans le soutien des grandes compagnies - et donc sans contrainte, sans compromis commercial - est possible. Il faudra tout de même trois ans pour mener le projet à bien. Trois cents collaborateurs, pour la plupart bénévoles et Cassavetes lui-même, continuant d'investir et de s'endetter pour son film. Une fois de plus, c'est le plaisir qui guide les intérêts de chacun. Le contrôle est total, "on peut le montrer aux universités si on veut, on peut aussi ne pas le montrer du tout. Car ce film est à nous."

Des humains et du cinéma
'Faces' est une longue suite de ruptures, de plans longs, d'inserts et de gros plans. Les acteurs sont le coeur du film, et ce sont leurs impressions, leurs hésitations qui lui donnent chair. Capter l'expression des comédiens est tout ce que cherche à réussir Cassavetes, au moyen d'un mélange entre leur libre intervention, se déplaçant à leur guise, et de dialogues rigoureusement écrits. Contrairement à la rumeur née avec 'Shadows', les films suivants de Cassavetes sont écrits. Si les acteurs jouissent d'une grande liberté vis-à-vis du texte, c'est aussi parce que le cinéaste multiplie les prises, soumettant par là encore la technique et le matériel au jeu des comédiens. Le travail de Cassavetes en tant que réalisateur est résolument influencé par sa formation et son expérience d'acteur. En 1970, il réalise 'Husbands' dans lequel il joue aux côtés de Peter Falk et Ben Gazzara qui seront ses deux autres acteurs de prédilection. Des hommes, de l'ébriété, des excès et des femmes. Quelques questions sur la position masculine dans la société aussi, et toujours cette manière de montrer plus que de dire. Jouer relève pour lui du pur bonheur. A Peter Falk il offre ensuite dans 'Une femme sous influence' le rôle d'un chef de chantier dont la femme mentalement instable est incarnée par une Gena Rowlands monumentale, qui achève de justifier le style Cassavetes. Le plus bref de ses regards, la plus fugace de ses hésitations suffisent à disqualifier la notion même de ressort scénaristique. Pas d'effets de réel, mais du réel ; pas de sensationnel, seulement une vérité qui contourne le réalisme même. Suivant un registre assez proche, la comédienne joue Myrtle Gordon dans 'Opening Night', aux côtés de Ben Gazzara et de John Cassavetes. Double mise en abyme de la vie d'une actrice vieillissante et d'un milieu, ce film marque déjà un aboutissement pour le réalisateur et ses proches. L'oeuvre est d'une intensité éprouvante, qui éclaire de façon définitive les thèmes de Cassavetes. Une fois de plus, Gena Rowlands est confondante de vérité, à croire que la folie qui guette si souvent ses personnages n'est jamais très loin de menacer sa propre identité. L'indépendance subvertie
C'est encore Gena Rowlands qui porte 'Gloria', un film dont le scénario a été commandé par Hollywood, qu'il accepte même de réaliser. Car ses films, pour révolutionnaires et géniaux qu'il soient, ne rapportent pas d'argent. Après 'Meurtre d'un bookmaker chinois' et 'Opening Night', le cinéaste qui avait déjà hypothéqué sa maison pour 'Une femme sous influence' se retrouve fauché. Contradictions d'un système revendiqué, où la liberté se conquiert quelque part entre l'intransigeance absolue et le compromis vague.Bien sûr, en 1980, malgré l'échec commercial de ses précédents films, on commence à le connaître, jusque dans les bureaux de producteurs pour qui "indépendance" est un mot obscène. Lui commander un film implique d'accepter en partie son traitement particulier de l'histoire. Mais pour 'Gloria', il joue le jeu. Une intrigue claire et une approche de la mise en scène plus classique offrent au couple son plus grand succès commercial. D'une certaine manière, il y a quelque chose de l'évidence dans ce retour à un cinéma "aux ordres" avec lequel il s'était promis de ne plus frayer. S'il est possible de parler d'un véritable système Cassavetes, il allait presque de soi qu'il soit confronté à ses propres limites tôt ou tard. De la même façon que l'acteur finançait le réalisateur, il était logique que l'exécutant alimente l'indépendant. Travailler avec des comédiens réguliers s'inscrivait dans la même démarche d'autonomie. Engager des acteurs reconnus, des stars, aurait certainement nui à sa pratique d'un cinéma du dévoilement, oscillant entre l'euphorie et la dépression, serrant toujours au plus près l'émotion des comédiens sans jamais céder à l'explication ou à la justification psychologique. Si John Cassavetes continue de perturber vingt ans après sa mort, c'est non seulement pour son cinéma hors norme, à la cohérence unique, mais aussi pour sa personnalité insaisissable. Car s'il ne fut pas un réalisateur docile, il ne fut pas non plus un artiste maudit. Ni commercial, ni underground, il refusa d'être le porte-parole d'une génération dont il contourna à peu près toutes les préoccupations. "Si nous voulons rire en plein drame, nous rions" (3), lâche-t-il en 1965. Marginal par rapport à la contre-culture et à l'industrie, son positionnement n'est même pas indifférent. Il est ailleurs, suivant une perspective toute particulière, dont la liberté n'est pas le sujet abstrait, mais la méthode.

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