dimanche 21 octobre 2012

Reprise des lectures le 20 octobre "la poésie s'invite..."

Jean Marie Duprez, Richard Delécolle et Pascale Dehoux ont repris "le chemin des lectures" pour notre plus grand plaisir.

mercredi 17 octobre 2012

Concours de nouvelles

Notre dernier lauréat, Jean Paul Coutelier, qui n'a pu être présent lors de la remise des prix, mais nous a fait le plaisir de sa visite samedi dernier. Nous l'en remercions.

Et voici sa nouvelle


PAR DELA LES GLACIERS

Mathilde se relève, les bras perclus de fatigue, les reins douloureux. L’après-midi est bien avancée, le soleil descend lentement sur le massif des Rouies. Que la montagne est resplendissante en cette fin de journée de juillet ! L’air y atteint une densité telle que la vieille femme croit voir danser dans l’azur les pics lointains de l’Ailefroide et des Bans. Elle n’a toutefois pas le cœur à profiter du paysage qui l’environne. Cette beauté lui paraît sévère, menaçante, lourde de périls connus et inconnus ! La bande de chèvres, forte d’une dizaine de bêtes, profite avidement des saveurs retrouvées de toutes ces plantes goûteuses qui font la richesse de l’alpage. Pourtant, si la journée reste paisible, l’ours, le loup menacent de leurs razzias nocturnes la tranquillité de son petit troupeau. Heureusement, son chien est là, noir comme l’ébène et vaillant comme un lion, qui veille sur la sécurité de ses ouailles. Tant qu’elle l’accompagne pour donner ses ordres, les chèvres devraient continuer à procurer leur bon lait, à grossir, à se préparer pour l’hiver prochain, avant les naissances du printemps. Mais qu’arrivera-t-il quand elle retournera au hameau, moissonner la parcelle de seigle qui doit lui permettre de subsister un an de plus ? Comment fera-t-elle, seule pour cette tâche qui la dépasse ? Depuis le décès de son mari, tout va de mal en pis. Au début, les voisins prêtaient la main, en échange d’une partie du grain. Depuis, ils ont vieilli ; certains sont morts eux aussi, d’autres sont partis vivre plus loin, chez leurs enfants. Cet été, elle devra tout faire sans aide, la moisson, l’abattage de bois de chauffage, le soin aux animaux, la récolte de suffisamment de fourrage pour passer la mauvaise saison. Tout juste si elle a pu demander à une proche de veiller sur ses quelques poules, quitte à lui laisser leurs œufs. Avec découragement, elle regarde la maigre brassée de foin, résultat de son labeur de la journée. Jamais il n’y en aura assez pour son troupeau, quand bien même elle trouverait le moyen de le transporter jusque chez elle, un peu au-dessus de Saint-Christophe. Elle devra se débarrasser d’une partie de ses chèvres, mais y aura-t-il acheteur au village ?
Toute occupée à ses sombres pensées, Mathilde n’a pas vu l’homme s’approcher. Quand elle relève la tête, il se tient là, devant elle, accompagné de deux enfants. Les sobres vêtements déchirés, les traits creusés, les blessures qui marquent ses mains, son crâne, attestent d’un voyage pénible. La fillette doit avoir dix ou douze ans. Ses muscles sont puissants, comme ceux d’un très jeune homme, sa mâchoire se tend en une moue volontaire. Elle n’a déjà plus le regard d’un enfant, mais d’une femme, qui a souffert, qui connaît la dureté de la vie et qui est prête à l’affronter. Le garçon paraît plus insouciant, tout affairé autour du chien qui, étrangement, l’a déjà adopté. Privilège de l’enfance, sans doute, car il ne doit guère dépasser les six ou sept ans.
D’où peuvent venir ces inconnus ? Pas de la vallée, elle les aurait aperçus de loin. Alors ? De ces sommets menaçants, de ces neiges éternelles qui encerclent le plan comme autant de remparts infranchissables ? Et pourquoi pas tout droit de l’enfer, tant leur accoutrement, leurs manières paraissent étranges ?
L’homme tente de s’expliquer, mais son langage est tout aussi difficile à comprendre que sa présence dans ce fond de vallée. Mathilde y détecte la musicalité, les sonorités d’un voyageur de passage dans son village, il y a si longtemps ; il venait de ces vallées ensoleillées qui, de l’autre côté des montagnes, tendent les bras vers le Midi, et, dit-on, vers la mer. Nul besoin de traducteur, toutefois, pour deviner que ces étrangers ont besoin de nourriture autant que de repos. La paysanne a toujours eu grand cœur, il ne lui viendrait pas à l’esprit de refuser secours, surtout à des enfants. Pour ce soir, elle partagera sa bouillie au lait de chèvre, elle fera place dans la masure qui lui sert d’abri.
Les semaines ont passé. L’étranger – Pierre – et ses enfants se sont installés sur l’alpage. Julie, la fillette garde les chèvres. Elle aime ces longues journées passées à méditer, avec pour seule compagnie le chien et son troupeau, au pied de ces montagnes derrière lesquelles elle a laissé sa mère. Pierre et Thomas, son fils, assurent la moisson, la provision de bois et de fourrage pour l’hiver. En échange de leur travail, Mathilde leur procure gîte et nourriture. Pour le moment, les habitants de la vallée se montrent discrets, trop affairés par le travail de la brève saison estivale. Pas de commentaires, pas de questions ; mais cela viendra peut-être cet hiver, pendant les longues veillées au village. La petite famille s’est familiarisée avec le langage de Mathilde qui peut ainsi reconstituer leur histoire, en assemblant les confidences échappées de l’un ou de l’autre.
Très vite, elle a compris que Pierre et les siens ne sont pas des chrétiens comme elle les connaît. À de petits signes, elle a reconnu que, du moins, ils ne sont pas catholiques. En effet, ils s’affirment vaudois ! Des vaudois, dans sa vallée ! Des hérétiques, des suppôts de Satan, des assassins d’enfants, a-t-elle déjà entendu ! Pourtant, elle a su tout aussi vite, juste en regardant vivre ses hôtes, que cela, ce ne pouvait être vrai. Car, comme elle, ils prient Jésus, Marie. Tout comme elle, ils respectent autrui, ils aiment la nature, ils rêvent sous les étoiles. Alors, elle a tant besoin d’aide que, pour le reste, on avisera l’automne venu, quand on se rapprochera de la communauté villageoise…
Malheureusement, cette belle tolérance ne règne pas partout ! Jusqu’il y a peu, Pierre et les siens habitaient une modeste bâtisse sur les hauteurs de Freissinières, dans une étroite vallée donnant sur la Durance. Un soir, de retour avec ses deux aînés de Dormillouse, plus loin dans la montagne, où vivaient des parents, il n’a retrouvé que des ruines fumantes. Sa femme avait été éventrée, le bébé qu’elle ne voulait pas perturber par une aussi longue marche, égorgé. Les troupes mandées par l’évêque d’Embrun étaient passées par là et le fanatisme de l’Eglise romaine avait frappé, une fois de plus.
Bien moins pour affirmer sa foi, à laquelle il ne tient que de loin, que pour protéger ce qui subsistait de sa famille, Pierre a franchi les crêtes qui le séparaient de la Vallouise. La situation ne s’y était pas révélée meilleure : partout, on ne parlait que de pillages, d’exactions, de massacres. L’homme et ses enfants se sont retrouvés avec quelques dizaines d’autres fugitifs tout en fond de vallée, acculés par les soudards de Rome. À bout de ressources, les chefs vaudois ont décidé de se réfugier dans une grotte reculée, espérant échapper aux recherches. Mais Pierre n’a pas eu confiance, une foule aussi importante laisse trop de traces de son passage. Emmenant Julie et Thomas, il a pris la direction des sommets qui bouchaient l’horizon. À peine s’étaient-ils éloignés que des cris de terreur leur ont signifié la capture de leurs compagnons.
Profitant du couvert de la forêt, Pierre et ses enfants ont longé le torrent qui serpentait au fond d’un ravin. Pour Thomas, il s’agissait d’une aventure exceptionnelle. Sautant de rocher en rocher, guidant de la voix son père et sa sœur, le jeune garçon en oubliait les terribles événements qu’il avait vécus, fier de se transformer en guide pour les siens. Julie, elle, ne pouvait se détacher du souvenir de sa mère. Reprenant son rôle de protectrice de la famille, elle avait rassemblé quelques provisions, une chaude couverture. Arrivés en bordure de forêt, ils ont abouti à la tombée de la nuit dans une vaste plaine. À leur droite, un glacier étincelant semblait les narguer du haut d’une falaise qui leur parut vertigineuse. Vers la gauche, le terrain semblait plus accessible, l’herbe faisant progressivement place à un sol de plus en plus noirâtre à mesure qu’il s’élevait vers les cimes. Tout autour d’eux, celles-ci semblaient les menacer de leur gigantisme, telles les immenses tours d’une forteresse démoniaque. Épuisés, tous trois se roulèrent dans la couverture et ne tardèrent pas à s’endormir.
La matinée du lendemain se passa à la longue ascension de ce glacier noirci par les pierres tombées des falaises voisines. Pierre s’est voulu prudent, ne connaissant pas les traîtrises recelées par cet univers gelé ; leur progression se fit lentement. Il a dû rassurer ses enfants :
— Non, cet immense pic qui les dominait n’était pas le repaire du diable. Dieu est maître partout, sur cette montagne aussi. D’ailleurs son austère beauté devait les inciter à vénérer le Seigneur qui l’a créée.
Vers midi, ils atteignirent le fond d’un vaste espace ceint de parois apparemment infranchissables. Une première tentative vers un passage qui semblait se dessiner sur la gauche se révéla vaine. Leur dernier espoir consistait à franchir une barre rocheuse dominant le côté opposé du cirque. L’escalade en fut laborieuse, et se paya au prix de multiples blessures et coupures sur le rocher glacé. S’aidant des pieds et des mains, se prêtant mutuellement assistance, armés de la force physique du père, des yeux perçants de la fille, habiles à déceler les passages les moins malaisés, et de l’agilité du jeune garçon, la famille se retrouva au sommet de la petite falaise à la tombée du soir. La fin de l’ascension jusqu’au col qui les surplombait paraissait bien plus accessible. Mais il était tard et Pierre préférait affronter le gel intense qui s’annonçait à l’abri d’une anfractuosité de rocher, plutôt que sur des pentes inconnues.
La nuit fut pénible, malgré la splendeur du ciel étoilé qui les dominait. La fatigue, la faim, le froid se liguaient pour affaiblir leurs organismes déjà éprouvés par les épreuves des jours précédents. Au matin, ils se levèrent vacillants, les doigts gourds, à bout de forces. Il leur fallut une éternité pour atteindre le col qui semblait pourtant si proche. Au sommet, ils prirent à peine le temps d’admirer les immensités inconnues qui se déroulaient à leurs pieds. Un nouveau glacier les attendait dans la descente, suivi par des pentes abruptes de pierrailles et de rochers. Celles-ci franchies, c’est avec une joie intense qu’ils avaient enfin atteint les étendues herbeuses où Mathilde gardait son troupeau.
L’automne commence, baigné d’une lumière qui adoucit la montagne. Tout en haut, les premières neiges sont tombées. Mathilde redescend au hameau, avec ses chèvres qui ont bien profité de la bombance estivale. Cet hiver, il y aura du grain, du bois, du lait. Pourtant, la vieille femme ne se sent pas tranquille. La communauté paysanne acceptera-t-elle d’intégrer en son sein des étrangers, qui, pour elle, sont devenus une nouvelle famille ? Leur accent, leurs coutumes, et surtout leur foi ne seront-ils pas perçus comme autant de menaces ? Et que dira ce nouveau curé que l’on prétend si sévère ?
Tous sont attablés autour de la soupe fumante qui fleure bon les herbes de la montagne. Soudain, on frappe à la porte. C’est le prêtre qui entre, salue Mathilde, regarde ses convives d’un œil inquisiteur. Il s’enquiert de la santé de sa paroissienne, de ses réserves pour l’hiver, ne manque pas de lui rappeler qu’il tient à la voir à l’office, maintenant que l’éloignement ne peut plus lui servir d’excuse.
En sortant, il avise les deux enfants qui se sont reculés dans un coin sombre de la pièce. « Vous ne manquerez pas de m’envoyer ces deux-là, que je leur fasse catéchisme » lance-t-il, et d’ajouter « je ne voudrais pas que les enfants du village les tiennent trop à l’écart ».